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Channel: Le petit bout de la lucarne – Le Monolecte
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La caverne de papier

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Public de cinéma portart des lunettes 3D, années 50

La société du spectacle

Je suis profondément fascinée par l’incommensurable vacuité de La Casa de papel, la série présentée par beaucoup comme une performance palpitante et une petite révolution du genre. Mais j’ai cru comprendre aussi que l’objet fictionnel est clivant et qu’une masse non moins aussi importante de spectateurs trouve l’exercice carrément indigent.

Au début, l’affaire est bien ficelée, avec l’histoire d’un type qui a passé toute sa vie adulte à préparer le casse parfait, jusqu’à devenir lui-même invisible et socialement inexistant. Le propos a quasiment les effluves méphitiques d’un pamphlet anar… mais au bout de deux ou trois péripéties totalement improbables — mais quand même vendues comme ayant été entièrement anticipées et planifiées par le cerveau, chef des baltringues — tu comprends avec une légère amertume que le casting des scénaristes n’est probablement pas à la hauteur des prétentions intellectuelles du bousin. Et c’est précisément à ce moment-là que l’aventure redevient intéressante, en ce qu’elle te permet de reprendre la lecture avec l’esprit critique qui, depuis le début, était parti siroter des cocktails à parasol sur quelque plage paradisiaque à sable fin et mer turquoise.

Métaconcept

La clé de la série tient dans le concept même du plan tout capillotracté du cerveau de l’histoire : il s’agit, coute que coute et à n’importe quel prix, de gagner du temps.

Rien d’autre.

Il s’agit de concrétiser jusqu’à la nausée l’inaltérable idée qui nous est rabâchée chaque heure de notre industrieuse existence que le temps, c’est de l’argent et que tout le propos du braquo est de distraire sans cesse les flics pour que la planche à billets tourne le plus longtemps possible. Il faut donc détourner sans cesse leur attention pour qu’ils ne prennent jamais conscience que les otages ce ne sont pas les gus en grenouillère écarlate coincés dans le bâtiment, mais bien eux, prisonniers du spectacle et d’un agenda contrôlé par ceux qui les manipulent, avec, souvent, une maladresse confondante…

Tu la vois arriver, là, la grosse révélation ? Tu le sens, ce léger malaise à la lisière de ta conscience, scotché dans ton canapé, hypnotisé par la énième bouffonnerie de la plus grosse équipe de bras cassés de tous les temps, au point que tu continues quand même à mater cette purge, rien que pour le plaisir de te sentir tellement plus malin que toute la brochette de protagonistes réunie ? Est-ce que tu goutes ce vertige stratosphérique quand tu comprends enfin que le véritable otage de l’histoire, c’est toi, le spectateur ?

Car tel est le plan dans le plan : enfiler les cliffhangers à la mord-moi le nœud, juste pour te garder captif, pour étirer le contrat et que les producteurs continuent le plus longtemps possible à dégainer le carnet de chèques.

On ne t’a jamais menti. Dans cette affaire, le temps c’est de l’argent. Rien d’autre. Alors la solidité de l’intrigue, la cohérence des personnages, la qualité du scénario… on s’en bat un peu les steaks, coco, tant que le bousin fait bien le job, que tu restes bien hypnotisé et que — surtout et avant toute autre considération stérile, car non rentable ! — la planche à billets n’arrête pas de tourner à plein régime.

Qu’importe les dégâts collatéraux : show must go on!

Inception

Alors, complice inconscient ou victime manipulée, tu te réjouis quand même pas mal de ce que le phénomène médiatique et social ibérique t’a permis de comprendre sur toi-même et tu te dis que dans le fond, les protagonistes de la série ne sont pas si cons, eux qui ont si brutalement compris la substantifique moelle de notre époque. Et de te rappeler dans l’élan que rendre le benêt de service satisfait de se sentir plus malin que tout le monde c’est aussi une autre bonne grosse ficelle des prestidigitateurs de notre temps, lesquels ont fait du détournement de l’attention leur unique fonds de commerce.

Parce qu’elle est là, la mise en perspective concrète de la série qui vient du pays de Don Quichotte, la vérité ultime de notre société du spectacle : amuser la galerie pendant qu’on fait les poches du chaland !

Deux hommes en costume se passent discrètement un portefeuilles dans une allée de train

Pickpocket, Robert Bresson, 1959

Et nous voilà embarqués jusqu’au vertige à remonter les niveaux du spectacle dans le spectacle. Depuis combien de temps, déjà, la sphère politique n’a-t-elle plus d’autre vocation que de mettre en scène jusqu’à la nausée son impuissance organisée et délibérée sur notre réalité sociale commune ? Quel autre sens donner aux homards de Rugy ou aux péripéties picaresques1 de Benalla au pays des petites magouilles entre amis, si ce n’est comme éléments actifs2 d’une vaste entreprise de distraction de la populace ?

Les petites phrases de Macron, les déclarations et gesticulations à rebrousse-poil de chacun des membres de ce gouvernement inamovible, les indignations si sélectives des médias de masse, tout cela participe d’une immense entreprise de distraction qui n’a d’autres finalités que de nous maintenir le plus longtemps possible dans la sidération pendant le plus gros braquo de notre temps : nos droits fondamentaux, dont le plus important de tous, celui à un avenir.

Une horloge qui figure les étape de l’anthropocène jusqu’à l’effondrement final.

L’horloge tourne! par CamilieroArt

Adìos le système de santé universel, adìos l’Éducation nationale, adìos l’égalité des chances, les aides au logement, l’indemnisation du chômage, adìos les retraites ! Mais aussi adìos les forêts, les ruisseaux, l’eau potable et l’air respirable… Adìos, les enfants ! Adìos le droit de vivre une vie humaine digne, adìos la justice, la vérité, le droit de grève et de manifestationAdìos Steve… Oh, regardez ! Il y a des voyous qui ont cassé nos permanences… toutes nos condoléances vont aux familles des vitrines…

Et ça ne s’arrête même pas à nos frontières — comme un nuage de Tchernobyl à l’envers —, non. C’est aussi l’Amérique de Trump, le bouffon planétaire qui tripote son jouet nucléaire, mais dont les opposants passent plus de temps à s’indigner des outrances de ses tweets que des abominations de sa politique. C’est le feuilleton du Brexit qui ne va rigoureusement nulle part, mais occupe tout le monde en Grande-Bretagne depuis plus de deux ans. C’est un facho déclaré au Brésil qui rase la forêt. C’est partout, tout le temps, le concours au plus répugnant, au plus médiocre, au plus méprisant.

Et pendant ce temps, la planche à billets tourne, tourne, tourne…

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